BIM, jumeau numérique et data : le futur du bâtiment et de la ville connectée - Avec Sophie Lérault
Dans cette interview, nous aborderons avec Sophie Lérault, spécialiste de la question du digital dans les bâtiments et les milieux urbains, un angle de vue différent et complémentaire du rôle et de l'implémentation des données et du BIM à notre environnement urbain direct. Nous verrons quelles actions encourager pour optimiser le duo gagnant monde du digital / monde du bâtiment. Il sera aussi question de la formation, du rôle à venir des données, de la ville de demain et de la façon d'appréhender ces nouvelles réalités.
Sophie nous fera part de la nécessité d'adopter un angle de vue au service de l'Humain et de l'environnement dans lequel la technologie améliorera les attentes en termes de services, de pédagogie et de bien-être des usagers. « Une ville connectée est une ville durable, inclusive, participant au lien social ».
La collaboration entre les intervenants, pionniers dans cette démarche, mais aussi les référentiels pédagogiques, scolaires ont un rôle à jouer dans la compréhension et la démocratisation de l'approche des questions liées au numérique.
C'est un sujet d'actualité qui mobilise beaucoup les acteurs du BIM et du BTP. Une vision que nous vous partageons aujourd'hui dans cette interview HEXABIM.
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Commençons par votre parcours Sophie !
Je travaille chez onepoint depuis bientôt 2 ans, où j'exerçais jusqu'à très récemment deux métiers : responsable de l'école onepoint et consultante sur des projets de villes et bâtiments intelligents.
Mon parcours professionnel m'a permis d'acquérir petit à petit les compétences de chef de projet ou de programme et de direction d'entités. J'ai également beaucoup appris auprès de professionnels experts sur les aspects liés à la conception durable des bâtiments, le BIM, le PCI (Processus de Conception Intégré), les labels de conception durable et depuis 5 ans, sur le digital en général. Je fais maintenant la convergence entre bâtiment et digital et depuis décembre 2020, je suis sur une mission SBMS (Smart Building Management Système) pour un grand bâtiment intelligent à l'étranger où mon rôle couvre la direction du programme, l'intégration de la gouvernance du programme et du PCI, l'accompagnement du BIM Data Manager et l'accompagnement des processus de certification (Well, Leed, R2S, …).
« BIM, jumeau numérique et data : il nous faut changer de paradigme ». Est-ce une nouvelle façon d'aborder le BIM, un regard basé sur un point de vue différent ?
Au début, quand on a commencé à déployer le BIM dans les agences d'architecture notamment, sur des projets en phase conception, c'était « facile » (entre guillemets). Aujourd'hui, on arrive sur la partie complexe. Pourquoi ? Parce que le BIM a une finalité principale qui est de servir de socle au futur jumeau numérique du bâtiment.
Si vous réalisez des maquettes BIM uniquement pour faire de la visualisation 3D, cela a un intérêt limité. Le BIM prend tout son sens en phase d'exploitation. Quand nous entrons en phase exploitation, si nous voulons tendre vers un jumeau numérique, il faut intégrer de nouveaux paramètres, de nouvelles fonctionnalités, tous liés à l'exploitation des bâtiments. C'est quelque chose de très complexe de devoir faire parler ensemble des systèmes qui sont très différents, qui n'utilisent pas forcément les mêmes langages, qui n'ont pas forcément les mêmes référentiels de nommage pour identifier telle et telle chose. Si on veut pouvoir construire un jumeau numérique efficient, il va falloir que tous ces systèmes se parlent ou « convergent », vers un système partagé.
C'est quelque chose de complexe à construire et je ne pense pas qu'un seul opérateur puisse être à même de tout faire. Il va donc falloir que le monde du bâtiment se rapproche du monde du digital et ce sont deux mondes qui, jusqu'alors, se parlaient très peu.
On note toutefois un rapprochement entre le monde du digital et le monde du bâtiment, cela tend à se démocratiser ?
Je ne suis pas sûre ; ce qui se démocratise, si on peut dire, c'est l'utilisation du BIM. Ce qui ne veut absolument pas dire que l'intégration du digital est démocratisée.
Est-ce que, selon vous, il faudrait à terme, arriver à une sorte de processus commun à tous, pour créer un jumeau numérique ?
Je ne pense pas que tout le monde doive utiliser la même démarche ; en revanche, il serait bon que tout le monde converge vers un même objectif qui serait de travailler pour la construction 1°) d'un bâtiment physique et 2°) de son jumeau numérique.
Toutefois, chacun va garder sa spécificité et son métier. Il n'est pas question que chacun se fonde dans le métier des autres. Les architectes ont des métiers très spécifiques, les ingénieurs et les entreprises de construction également. Chaque acteur a sa force. Les experts du digital ont eux aussi un métier spécifique et des connaissances qui leur sont particulières.
L'objectif n'est pas que tout le monde partage un même process, mais que tout le monde converge vers le même objectif.
Et donc, le digital deviendra-t-il une norme dans le domaine du bâtiment ?
Dans les dix ans à venir, le digital sera intégré, je pense, totalement au processus de conception.
L'intégration du digital va devenir au fil du temps une évidence dans les bâtiments, tout comme c'est le cas pour une voiture par exemple. Et ce, quel que soit le type de bâtiment, parce que le digital est là pour servir au bien-être des gens qui utilisent les bâtiments, pour leur faciliter la vie, il est là pour leur offrir de nouveaux services. Petit à petit, on va déployer ces nouveaux services au sein de quelques bâtiments emblématiques ; tout le monde voudra ensuite bénéficier aussi de ces nouveaux services.
C'est pour cela que je pense que l'intégration du digital au monde bâtimentaire est ce vers quoi on tend dans les années à venir. Pour que cette transition se fasse de la meilleure manière, il est nécessaire que tous les acteurs de la conception bâtimentaire et de la conception digitale apprennent à travailler ensemble. Pour l'instant, c'est encore le début.
Qu'en est-il de la gestion des données ?
Les outils digitaux sont vraiment là pour apporter de nouveaux services aux usagers. La gouvernance des données est un des sujets qu'il va falloir régler, tout comme la sécurisation de ces données. Pour autant, ce ne sont pas les seuls sujets sur lesquels il faut se concentrer, car c'est tout de suite poser une barrière, au lieu d'essayer de voir le sujet dans son ensemble.
Comment voyez-vous cette évolution pour les prochaines années ? Quelle est la route à prendre pour arriver à cette démocratisation de la collaboration entre le bâtiment et le digital, pour un déploiement du jumeau numérique en phase exploitation ?
Je pense que cela va commencer par des projets emblématiques, sans doute des projets neufs au début. Il est nécessaire que les membres des équipes de conception, bâtiment ou digital, apprennent à travailler ensemble.
Ensuite, la digitalisation devra s'appliquer également aux bâtiments existants. Si on ne déploie du digital que dans des bâtiments neufs, la démocratisation du numérique s'en trouve limitée. Il y a donc un deuxième enjeu, qui sera d'accompagner la mise en œuvre des jumeaux numériques et du digital à des fins de bien-être et de bien-vivre également dans les bâtiments existants. Et c'est encore plus complexe que dans le neuf.
En France, actuellement, sommes-nous assez équipés en termes de technologies, logiciels et matériel utilisé ?
Oui, on a ce qu'il faut. Toutefois, nous en sommes aux prémices de ce que pourra offrir la technologie aux bâtiments. Dans les années à venir, on verra se déployer de nouvelles capacités offertes par l'intelligence artificielle appliquée au monde du bâtiment.
Nous avons en France des chercheurs qui sont à la pointe sur ce sujet, ainsi que des ingénieurs dont on peut évidemment être très fiers.
Le plus gros enjeu n'est pas forcément technologique, bien que ce soit comme je l'ai dit des sujets très complexes. Ce qu'il faut qu'on apprenne à faire, vite, c'est apprendre à travailler ensemble de manière différente, plus intégrée, plus en confiance avec tous les acteurs impliqués.
Vous êtes responsable de l'école onepoint. A travers l'aspect pédagogique, comment transmettez-vous ces enjeux à vos étudiants ?
L'école onepoint porte principalement sur les champs d'expertise de onepoint et nous sommes en pointe sur les sujets liés à la Transformation digitale.
Le digital peut faire peur parfois, notamment dès qu'on parle d'intelligence artificielle, certains professionnels craignant pour le devenir de leur métier ou la limitation de leur part de créativité.
Les élèves avec lesquels nous travaillons au sein de l'école comprennent et apprennent à maîtriser ces aspects autour du digital. Donc, ils n'ont pas « cette peur », que le digital vienne impacter négativement leur travail. Ce qu'ils voient le plus, ce sont les possibilités offertes par le digital. C'est cet apprentissage que l'on doit partager, en fait, de manière très large, tant avec les usagers des bâtiments qu'auprès des acteurs de la maîtrise d'œuvre.
En ce moment, dans les écoles quelles qu'elles soient, on parle très peu des enjeux du digital. On n'apprend pas en quoi cela peut être un bienfait ou un méfait si on s'en sert mal.
Au sein de l'école onepoint, la question de l'éthique lors de la conception d'une solution digitale est par exemple un des piliers de notre enseignement.
Actuellement, pensez-vous que les futurs acteurs du BTP soient assez formés sur le BIM, les nouvelles technologies, les futures possibilités qui s'ouvrent à eux à travers le digital ? Ou pensez-vous qu'il faut encore moderniser, mettre à jour le contenu des formations professionnelles des futurs professionnels du BTP ?
Je pense qu'il y a un énorme travail à faire de ce côté-là, c'est assez spécifique à la France où on décorrèle le savoir et le geste architectural d'une ingénierie et de la technologie. Cette dichotomie n'existe pas dans la plupart des pays anglo-saxons où, justement, les architectes ont une formation qui intègre aussi les aspects liés à l'ingénierie.
D'autre part, qu'il s'agisse des architectes, des ingénieurs, ou généralement la filière du BTP, on apprend très peu, presque rien du tout sur la technologie au service du bâtiment, le digital en général, voire même le processus BIM. On en fait des spécialités, alors que cela ne devrait pas être une spécificité.
Le digital est maintenant quelque chose qui fait partie de notre quotidien. En faire une compétence spécifique hors cursus, de mon point de vue, cela ne va pas dans le sens de la révolution que nous sommes en train de vivre. Au contraire, je pense que tout le monde devrait acquérir des bases. Mais cela ne concerne pas uniquement le monde du bâtiment. Le digital, la data, l'intelligence artificielle devraient être abordés dès les petites classes à l'école et non plus au moment de la sélection d'une filière au lycée ou en post-bac.
Comprendre effectivement que l'intelligence artificielle peut nous rendre service, y compris dans le domaine du bâtiment, découvrir les possibilités qui vont être offertes par l'I.A. pour mieux gérer nos bâtiments, ne serait-ce que leur consommation énergétique ou l'expérience de vie que l'on veut offrir, me semble indispensable à tous les acteurs du cadre bâti. Nos bâtiments sont très bien conçus, par des architectes qui connaissent très bien leur métier, par des ingénieurs qui maîtrisent parfaitement ces sujets-là. A partir du moment où un bâtiment est bien conçu, il serait quand même dommage de ne pas se doter des outils indispensables pour l'exploiter de manière positive pendant les 50 ans qui suivent.
Avant de conclure, qu'est-ce qu'une ville intelligente, une ville connectée ?
Une ville intelligente commence par des bâtiments durables et intelligents. On entend souvent parler de projets dans le monde entier sur des villes intelligentes. Il y a le fameux exemple d'une ville intelligente qui ne s'est pas fait : c'est le projet Sidewalk à Toronto. Google avait surtout axé le projet sur l'exploitation des données des citoyens qui allaient y vivre… sans forcément leur demander leur accord.
Une ville intelligente, c'est peut-être une ville connectée, mais c'est aussi une ville durable, inclusive. C'est une ville qui encourage le lien social. C'est aussi une ville qui va travailler sur le participatif, sur la mobilité et le digital.
Il existe de nombreux labels dont les référentiels ont été pensés pour accompagner la conception de bâtiments ou de quartiers de manière bénéfique. Pourquoi ne pas les utiliser, déployer ces référentiels de manière plus large ? En faisant ainsi, on mettrait en place dès la phase Conception des bâtiments et des villes intelligentes, durables, économes en énergie, conçus avec des matériaux sains et incluant les bases d'une connectivité et d'une intégration digitale bien pensées. Ceci permettrait sans nul doute d'appréhender l'exploitation et les outils digitaux de manière plus sereine.
Un mot pour conclure Sophie ?
Un bâtiment intelligent et durable, ce n'est pas un sapin de Noël technologique !
Nous vivons dans une société où les individus sont souvent de plus en plus isolés les uns des autres. Si on met en place toujours plus de technologie, intégrée de manière non concertée, pas forcément éthique et qui ne sert pas les besoins de chacun, nous risquons d'emprunter un mauvais chemin avec encore plus d'isolement et de déshumanisation. Les outils digitaux doivent être au service de l'humain et contribuer à améliorer sa qualité de vie.Merci à Sophie Lérault d'avoir répondu à nos questions sur ces sujets inspirants sur lesquels nous reviendrons régulièrement avec nos intervenants.