Le BIM, les jumeaux numériques, l'intelligence artificielle ou les plateformes de gestion de données sont désormais au cœur des stratégies de transformation du secteur du bâtiment. Pourtant, lorsqu'il s'agit de les intégrer dans un marché public, les obstacles restent nombreux : formalisme rigide, mauvaise compréhension des outils, méconnaissance des contrats adaptés, incertitudes juridiques…

Face à ce constat, comment permettre aux acheteurs publics de s'emparer de ces innovations sans sortir du cadre ? Et, du côté des entreprises, comment proposer une solution numérique qui réponde aux règles, tout en valorisant sa valeur ajoutée ?

C'est à ces questions concrètes qu'a répondu Laurent Bidault, avocat associé chez NOVLAW, lors du webinaire organisé par HEXABIM en partenariat avec BIM4LEGAL. L'objectif : clarifier ce qu'il est possible de faire, selon la maturité de la solution proposée, le niveau d'exigence juridique, et les marges de manœuvre existantes — y compris quand la solution implique des données, de l'IA ou des processus BIM complexes.

Ce dossier en reprend les points clés, pour permettre aux professionnels du secteur de mieux comprendre les mécanismes d'accès à la commande publique, et d'agir sans se heurter inutilement aux règles.

Pourquoi c'est encore compliqué

Le Code de la commande publique impose un formalisme lourd, pensé pour encadrer des achats « classiques » : fournitures, travaux, prestations standardisées. Le cadre est fondé sur des principes essentiels — égalité de traitement, transparence, mise en concurrence — mais laisse peu de place à des approches souples ou expérimentales.

Or les solutions numériques évolutives ne rentrent pas facilement dans des cases figées. Une collectivité qui souhaite modéliser son patrimoine en BIM ou lancer un jumeau numérique territorial se retrouve vite confrontée à un choix limité de procédures.

Ne pas confondre innovation et R&D

Application des TRL au choix de contrat

C'est une distinction essentielle. Pour faire l'objet d'un marché public, une solution doit être déjà mise en œuvre, donc mature. Si elle est encore au stade de développement, elle relève de la R&D.

Le bon réflexe : situer la solution sur l'échelle TRL (Technology Readiness Level).

  • TRL 7 à 9 : la solution est prête à l'usage → achat possible
  • TRL 1 à 6 : solution encore en test → il faut passer par des contrats spécifiques (R&D, partenariat d'innovation…)

Cette distinction conditionne le choix de la procédure et la rédaction du marché.

Ce que le droit considère comme "innovant"

Méthode pratique pour qualifier l’innovation

Le Code de la commande publique donne une définition assez large de l'innovation : un produit, un service ou une méthode « nouveau ou sensiblement amélioré ». Cela inclut les procédés techniques mais aussi les méthodes d'organisation ou de commercialisation.

Mais attention : l'innovation doit être opérationnelle. Une solution prometteuse mais encore en phase de conception ne suffit pas pour lancer un marché.

Pour objectiver cette qualification, une méthode simple existe : le faisceau d'indices, proposé par le ministère de l'Économie. Il permet à l'acheteur (ou à l'entreprise) d'évaluer si la solution :

  • est récente sur le marché,
  • améliore significativement les services,
  • offre un gain économique ou environnemental.

Marchés classiques : intégrer une innovation, c'est possible

Marché classique : leviers pour intégrer une solution innovante

Si la solution est prête, il est tout à fait possible de la faire entrer dans un marché public classique. Encore faut-il adapter la procédure.

Quelques leviers simples :

  • Exprimer un besoin fonctionnel, plutôt qu'une solution prédéfinie.
  • Autoriser des variantes, pour permettre des réponses alternatives.
  • Intégrer un critère innovation dans l'analyse des offres.
  • Prévoir une clause de progrès en exécution, pour faire évoluer la solution.

Ces ajustements permettent déjà d'ouvrir le jeu à des acteurs innovants, sans déroger au droit.

Si la solution n'est pas prête : des contrats adaptés existent

Côté entreprise : comment structurer son approche

Lorsque la solution est encore en cours de développement, plusieurs options existent :

  • Marché de R&D : pour financer un prototype ou une preuve de concept.
  • Partenariat d'innovation : pour co-développer une solution et en prévoir l'achat futur.
  • Procédure sans publicité (< 100 000 €) : possible dans certains cas, à condition de justifier l'innovation et l'exclusivité.

Ces dispositifs sont encore trop peu utilisés, alors qu'ils permettent d'engager des collaborations fructueuses entre acheteurs publics et entreprises innovantes.

Ce que les entreprises doivent anticiper

Avant de proposer une solution à un acteur public, il est crucial de bien préparer le terrain. Cela passe par :

  • L'identification d'un besoin concret (veille, appels à projets, AMI, salons…).
  • La valorisation des apports de la solution (gains, performance, service).
  • L'anticipation des points juridiques clés : propriété intellectuelle, réutilisation, interopérabilité, confidentialité.

Un point souvent négligé : le contrat. Il faut veiller à ne pas céder des droits trop larges ou se retrouver bloqué pour commercialiser la solution ailleurs.

Ce que les acheteurs publics peuvent (et doivent) faire

Aide visuelle pour choisir le bon contrat côté acheteur

Du côté des acheteurs, plusieurs leviers sont accessibles dès maintenant :

En amont :

  • Poser un besoin clair mais ouvert, sous forme d'objectif.
  • Explorer le marché en amont, via des rencontres, AMI, veille sectorielle.
  • Vérifier le niveau de maturité de la solution envisagée.

Pendant la passation :

  • Utiliser un cahier des charges fonctionnel.
  • Autoriser les variantes.
  • Choisir des critères d'analyse adaptés : innovation, interopérabilité, évolutivité.

En exécution :

  • Prévoir des clauses de progrès.
  • Encadrer précisément la propriété des développements.
  • Imposer des formats ouverts pour éviter toute dépendance.

Quand la solution intègre de l'IA, de la data ou des API externes

L'intégration de solutions d'intelligence artificielle ou connectées à des API tierces (type GPT) soulève des questions spécifiques. Le cadre réglementaire évolue vite : AI Act, Data Act, NIS2, RGPD...

Deux points d'attention :

  • L'entreprise doit garantir la conformité juridique des outils qu'elle propose : usage des données, sécurité, propriété.
  • L'acheteur public doit contractualiser clairement les responsabilités et anticiper les audits ou contrôles liés à ces réglementations.

Ces sujets deviennent centraux pour les projets BIM, jumeaux numériques ou plateformes territoriales.


 Entre cadre juridique rigide et exigences numériques croissantes, les acheteurs publics avancent souvent sur une ligne étroite. Pourtant, des marges de manœuvre existent — à condition de les activer en connaissance de cause.

Les outils contractuels ne manquent pas. Ce qui fait la différence, c'est la capacité à formuler un besoin ouvert, à structurer une procédure adaptée, à sécuriser un partenariat sans bloquer l'innovation.

Ce que montre ce retour d'expérience, c'est qu'on peut faire mieux sans attendre un changement de loi. Et que dans un secteur en pleine évolution, ce sont ces ajustements précis, presque techniques, qui permettront de rendre possible ce qui reste aujourd'hui à la marge.


Le replay ainsi que les slides de l'intervention de Laurent Bidault (NOVLAW Avocats) sont accessibles via le lien ci-dessous. Une ressource utile avec des exemples concrets et une session Q&R riche en enseignements.

https://www.hexabim.com/videos/innovation-et-marches-publics-comment-integrer-le-bim-les-jumeaux-numeriques-et-lia